Francisco Quesada Rodríguez

Bioéthique, philosophie et politique chez
Corine Pelluchon.
L’articulation phénoménologique entre l’homme,
l’animal et la nature

Résumé: La philosophe Corine Pelluchon a développé, à partir d’une articulation phénoménologique entre l’homme, l’animal et la nature, une éthique appliquée au domaine bioéthique, philosophique et politique, non pas du point de vue anthropocentrique, traditionnel et moderne, mais bien selon un horizon phénoménologique animal et environnemental. C’est ainsi qu’on peut se demander comment forger justement la politique, l’économie et le droit autrement pour changer la manière dont l’homme habite le monde. À cet égard, l’éthique de la considération peut donner une réponse à la question de la crise environnementale pour améliorer la qualité de vie sur terre.

Mots-clefs: Nourriture, Vulnérabilité, Autonomie, Démocratie, Justice.

Resumen: La filósofa Corine Pelluchon ha desarrollado, a partir de una articulación fenomenológica entre el ser humano, el animal y la naturaleza, una ética aplicada en el ámbito de la bioética, filosofía y política, no desde el punto de vista antropocéntrico, tradicional y moderno, sino más bien de acuerdo con un horizonte fenomenológico animal y ambiental. Por eso, uno puede preguntarse cómo forjar la política, el derecho y la economía de manera diferente para cambiar la forma en que el ser humano habita el mundo. En tal sentido, la ética de la consideración puede dar una respuesta a la cuestión de la crisis ambiental para mejorar la calidad de vida sobre la tierra.

Palabras clave: Alimentos, Vulnerabilidad, Autonomía, Democracia, Justicia.

1. Introduction

Corine Pelluchon est une philosophe française qui a développé une bioéthique sur la base de la philosophie politique moderne. D’abord, elle a mis en discussion la bioéthique médicale –qui est née au sein de la clinique aux États-Unis– dans le cadre de la philosophie politique moderne, pour donner une place aux débats sociaux et politiques qui touchent la vie de l’homme dans le monde. Afin de mettre la philosophie politique moderne en débat, elle a aussi élargi la discussion thématique de la bioéthique à la nature et, très particulièrement aux animaux, dans la mesure où l’humanité traverse une crise environnementale. C’est pourquoi elle a aussi montré la fragilité de la nature en commençant par l’homme lui-même et les animaux qui habitent avec lui la terre, pour esquisser dorénavant une éthique de la vulnérabilité qui considère la responsabilité de l’homme. Cette responsabilité n’est pas personnelle uniquement, mais elle est aussi politique, économique et juridique, pour changer radicalement la manière dont l’homme habite le monde. Il s’agit de provoquer un bouleversement de la politique, de l’économie et du droit forgés à la Modernité, pour sauvegarder la nature dans toutes ses manifestations dans les êtres vivants. Le changement de la manière d’habiter le monde par l’homme doit commencer par la façon personnelle de manger et de se nourrir, en reconnaissant qu’il vit de la nature, puis il doit poursuivre avec un renouvellement au niveau social de la politique, de l’économie et du droit, par la considération de l’homme envers l’homme lui-même, les animaux et, dans un sens plus large, la nature et l’environnement.

La philosophe Corine Pelluchon a élaboré une théorie éthique qui met en discussion la considération envers l’homme, les animaux et la nature, dans le cadre de la politique, de l’économie et du droit, pour refonder autrement la démocratie. Évidemment, la crise environnementale que subissent l’humanité et la nature remet fondamentalement en question le concept actuel de la démocratie, ancré encore dans le contractualisme et l’anthropocentrisme modernes. L’éthique de la considération essaie de mettre la vulnérabilité de l’homme, des animaux et de la nature dans la discussion politique, économique et juridique, mais ce qui est nécessaire surtout, c’est l’humilité (humaine) pour changer vraiment notre manière de vivre dans le monde. La question politique, économique et juridique est fondamentale pour l’éthique de la considération forgée par Pelluchon, mais nous ne développerons que l’articulation phénoménologique entre l’homme, les animaux et la nature, qui est à la base de l’expérience d’habiter le monde.

2. La philosophie et la phénoménologie de la corporéité

D’abord, pour comprendre la philosophie de Corine Pelluchon, il faut aller de l’éthique à la politique, et puis faire le retour de la politique à l’éthique pour donner un sens à la discussion bioéthique médicale et environnementale. La bioéthique doit sortir du principialisme casuistique. L’éthique doit se confronter à la politique et la politique doit se laisser interroger en revanche par l’éthique pour que la bioéthique ait un sens démocratique et que le droit puisse se mettre à jour selon les besoins actuels de l’homme et de la nature. En effet, dans L’autonomie brisée, l’auteure montre pourquoi il faut faire le passage de l’éthique à la politique (Pelluchon, 2009, 22-42-44). Ce mouvement de l’éthique à la politique fut déjà pratiqué par Emmanuel Levinas dans «Les droits de l’homme et le droit d’autrui» (1987) comme responsabilité et justice envers les droits de l’homme (Levinas, 1997, 167). D’après Pelluchon, «Levinas suggère de faire du bien l’autorité qui donne aux droits de l’autre une base capable de transformer la socialité en fraternité, et non en indifférence» (Pelluchon, 2009, 30). C’est dans cette fraternité que la responsabilité se montre concrètement à la conscience comme un droit de l’homme. Pour Levinas, il s’agit d’une «phénoménologie des droits de l’homme» (Levinas, 1997, 169). Cette phénoménologie «va également au-delà de ce qui reste encore centré sur soi dans l’ontologie du souci de Heidegger» (Pelluchon, 2009, 30). Pour Pelluchon, dans le livre Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Levinas dépasse le Dasein heideggérien dans la mesure où il faut prendre responsabilité d’autrui (Levinas, 2011, 212-214). Également, dans Soi-même comme un autre, Paul Ricœur donne une conception de l’éthique qui passe par la politique et les institutions publiques pour protéger la vulnérabilité de l’autre (Ricœur, 1990, 211-236).

Cependant «l’être-à-la mort» («Sein zum Tode») de Heidegger (2006, 252-255, §51) donne à penser que le rapport du corps au monde, selon l’interprétation de Levinas, nous concerne comme responsabilité pour l’autre: «Ce concernement que Levinas, dans Autrement qu’être, appelle substitution est déjà ma responsabilité pour l’autre» (Pelluchon, 2009, 252). L’homme n’est pas un simple être dans le monde, mais bien une existence qui vit à travers la temporalité avec autrui. Dans L’autonomie brisée, selon Pelluchon: «La vie l’un-avec-l’autre, les activités, ne sont, pour Heidegger, que bavardage et médiocrité» (314). L’ontologie de Heidegger est donc insuffisante et relative face à l’autre. C’est pourquoi l’interprétation du corps et de la mort des passages heideggériens et levinassiens faite par Pelluchon est confrontée à la douleur et à la souffrance du malade en fin de vie ou atteint d’Alzheimer, pour leur donner un sens plus humain.

L’expérience vécue par le corps de l’autre à partir de la subjectivité est développée par Levinas comme une «phénoménologie de la passivité» qui donne une place à la politique et à la solidarité. Dans L’autonomie brisée, d’après Pelluchon: «On peut tirer de la phénoménologie de la passivité de Levinas une pensée politique fondée sur la solidarité et sur une prise en charge appropriée des personnes handicapées et des vieillards» (288). C’est ainsi que la phénoménologie de la passivité chez Levinas est fondée sur l’extériorité du corps humain et pas sur l’intentionnalité de la conscience comme chez Husserl. Face à l’extériorité et à la présence sensible de la fragilité de l’autre surgit la responsabilité:

Mais il est plus important encore de noter que ma responsabilité pour l’autre est l’expérience en moi d’une altérité, ce qui va de pair avec l’idée que la subjectivité est exposition aux autres par la sensibilité. La passivité du corps propre et la définition de la sensibilité comme vulnérabilité constituent, avec l’idée de ma responsabilité pour l’autre, le chapitre complémentaire d’une éthique de la fragilité pouvant inspirer une prise en charge adéquate des personnes handicapées et des vieillards. (289)

L’éthique de la vulnérabilité, chez Pelluchon, est fondée sur la passivité et la sensibilité du corps et elle est comprise aussi comme une responsabilité envers la fragilité des personnes handicapées et des vieillards par les institutions publiques. C’est-à-dire que la fragilité du corps peut mettre en discussion la responsabilité politique envers les personnes plus vulnérables de la société. La vulnérabilité de l’autre qui passe par mon corps peut forger une dimension politique selon la sensibilité et la subjectivité. Dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Levinas avait déjà exposé la pertinence de la «corporéité humaine vivante», de la «douleur» et la «vulnérabilité» pour l’éthique (Levinas, 2011, 86-87, 93, 173, 186). Mais c’est Pelluchon qui a élargi justement au niveau politique la vulnérabilité extérieure de l’altérité en soi et en moi.

La tâche que l’auteure s’est donnée dans son livre Éléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature, c’est de prolonger la réflexion sur la vulnérabilité de la personne malade et les implications de la responsabilité sociale et politique. Même si Pelluchon a repris la question écologique et animale dans les Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, elle va plus loin pour donner une articulation phénoménologique de la vulnérabilité de l’homme, de l’animal et de la nature avec la même inspiration levinassienne (Pelluchon, 2011, 27, 33, 37, 41, 46, 93, 311).

3. La responsabilité politique, économique et juridique

L’éthique de la vulnérabilité est liée à une ontologie de l’être vivant et elle se fonde sur l’aspect subjectif du corps dans l’existence. C’est la passivité du corps humain qui peut prendre soin de l’être vulnérable, parce qu’il expérimente aussi la vulnérabilité de la vie par la sensibilité. La vulnérabilité de l’être vivant devient concrètement, pour Corine Pelluchon, une responsabilité éthique et juridique envers l’homme, l’animal et la nature. D’après Pelluchon, dans les Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, il s’agit de la question fondamentale du «droit à être» par rapport aux droits de l’homme:

Le cœur de l’éthique de la vulnérabilité tient à l’idée d’une responsabilité fondamentale de l’homme liée, par sa fragilité de vivant et par son privilège de connaissance qui l’ouvre à la complexité du réel, à la dimension éthique de son rapport à l’autre, à tout autre, et au devoir être de son droit. (Pelluchon, 2011, 40)

Certes, la fragilité du corps humain face à la maladie et à la mort rend l’homme capable de comprendre la vulnérabilité de l’autre, mais aussi, la capacité de connaître la réalité où il vit avec les autres fait qu’il prend responsabilité de l’altérité, très particulièrement du droit à l’existence. Le « droit à être » peut se comprendre dans le cadre des droits de l’homme, en considérant la vulnérabilité de la vie qui implique sa propre existence. C’est surtout la passivité du corps humain qui permet la reconnaissance de la fragilité du vivant comme sujet du droit à exister et donc que surgit la responsabilité éthique et politique envers l’autre. La rencontre avec l’autre vivant provoque une altération de l’existence humaine par la passivité du corps, laquelle donne la possibilité d’être solidaire et responsable de la vulnérabilité de soi en reconsidérant la fragilité de l’autre. La responsabilité envers l’autre surgit de la vulnérabilité de soi-même par la sensibilité. C’est peut-être Ricœur qui nous a fait le mieux comprendre que l’homme a la capacité de saisir la vie de l’autre, dans Soi-même comme un autre, mais cette idée développée à partir de l’horizon heideggérien a été exposée auparavant par Levinas dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. La question que pose l’éthique de la vulnérabilité est: comment faire le dépassement de la responsabilité personnelle vers la responsabilité politique, économique et juridique, pour qu’elle soit valable pour la société ? Comment l’éthique de la vulnérabilité peut-elle inspirer la politique, l’économie et le droit ?

D’abord, il faut reconnaître le besoin qu’on a de l’autre pour vivre. En suivant Levinas (2011, 219; 1994, 219, 263), Pelluchon prend un point de départ fondamental pour maintenir l’existence: le manger, la nourriture. Le fait de manger la nourriture a une conséquence éthique pour la politique, «comme le suggère Levinas, dont la pensée a des implications politiques exigeantes, surtout si l’on rappelle son injonction à ne pas laisser l’autre homme sans nourriture et sans toit» (Pelluchon, 2011, 45). Dans les Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, selon Pelluchon, pour Levinas la politique est subordonnée à l’éthique de la vulnérabilité et cette éthique demande de garantir la nourriture à l’autre comme une tâche fondamentale de la politique des institutions de l’État: «Cependant, parler d’éthique de la vulnérabilité, c’est affirmer que l’individu s’intéresse au politique et qu’il y a un sens à parler d’un engagement politique» (46). Afin d’accomplir l’engagement personnel et social, il faut «articuler l’éthique et la politique» selon l’altérité du corps humain, le corps propre et le corps d’autrui. C’est à partir de l’ontologie du corps humain qu’on peut fonder une responsabilité personnelle et politique envers l’autre dans les institutions de l’État, à savoir, les institutions démocratiques qui soutiennent les droits de l’homme. La phénoménologie du droit de Levinas donne la possibilité de dépasser le contractualisme moderne sur lequel les institutions démocratiques et juridiques étaient fondées pour garantir les droits d’une personne individuelle.

'Or, il faut reconnaître que, pour soutenir la vie d’autrui au niveau basique de l’alimentation, la nourriture provient de la nature, c’est-à-dire des plantes et des animaux. C’est pourquoi, dans le bouleversement politique de la perspective phénoménologique introduite par Levinas et développée ensuite par Pelluchon, il faut s’interroger sur le droit de la nature et, particulièrement, des animaux. Cette question provoquée par la philosophe doit être au noyau de la discussion sur la crise écologique ou environnementale, dans la mesure où il s’agit des ressources fournies par la nature pour le bien-être humain. Dans le cadre de la phénoménologie classique, selon Pelluchon dans les Éléments pour une éthique de la vulnérabilité: «À la différence de Husserl, Heidegger creuse l’écart entre l’homme et les bêtes (Tieren) et range ces dernières sous un dénominateur commun, qui gomme la diversité de leur organisation sensorielle» (50). Cependant, pour Jacques Derrida, les animaux ne sont pas uniquement des êtres qui sont proches de l’homme dans le monde, mais ils portent bien une particularité dans l’existence. En fait, dans le livre L’animal que donc je suis, Derrida forge le mot «animot» (Derrida, 2006, 73, 148, 155). Dans les Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, Pelluchon affirme que «Derrida prend en considération cette diversité et donc la singularité de chaque animal. Il forge le mot “animot” pour dire que les hommes se sont donné le mot pour désigner l’animal comme celui qui seul serait resté sans réponse, sans mot pour répondre» (Pelluchon, 2011, 50). Contrairement à Levinas qui dénie toute responsabilité ontologique aux animaux, Derrida pense que, même si l’animal n’a pas un visage et ne prononce pas des mots comme l’homme, il peut être un sujet de responsabilité parce qu’il est soumis à la violence par l’homme. D’après Levinas, dans Totalité et Infini, une manifestation du visage (humain) est nécessaire pour prendre responsabilité d’autrui. Cependant, dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, selon Pelluchon, il y a une reprise de la sensibilité comme susceptibilité à la douleur et à une phénoménologie de chair pulsionnelle au sens husserlien, laquelle peut être comprise par rapport à l’animal. Dans les Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, Pelluchon dit que Husserl «parle d’une Einfühlung fondée sur l’appariement, c’est-à-dire sur la reconnaissance que l’animal est une chair pulsionnelle vivante et qu’il est configurateur de monde comme je le suis» (51). C’est un thème phénoménologique que la philosophe française avait déjà traité auparavant dans L’autonomie brisée (Pelluchon, 2009, 379-385).

Bien que Pelluchon montre que Levinas n’a pas traité la question animale pour donner des droits aux animaux, elle se donne la tâche de développer une théorie éthique et politique de la responsabilité à partir de la sensibilité des êtres vivants, selon Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, afin de garantir le droit à l’existence et à la bienveillance de l’animal dans le cadre de la question écologique, étant donné la violence subie par les bêtes à cause des exigences économiques et industrielles de l’homme. Dans les Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, Pelluchon promeut un «humanisme de l’altérité», lequel est «lié à l’élaboration de catégories éthiques et juridiques permettant de penser la justice dans nos rapports aux bêtes (…)» (Pelluchon, 2011, 310).

4. La phénoménologie des nourritures

Dans le livre Les nourritures. Philosophie du corps politique, Corine Pelluchon va poursuivre son projet philosophique avec «une phénoménologie des nourritures» et de «vivre de», où elle reprend la question animale et écologique pour lui donner une place dans la philosophie politique et les enjeux démocratiques et ainsi forger un nouveau contrat social. La question animale et écologique reste placée selon la perspective d’une philosophie et phénoménologie de l’existence du corps, pour inspirer un nouveau modèle économique de production et de consommation, pour bien habiter la terre et cohabiter avec les autres espèces animales (Pelluchon, 2015, 13). Le titre même de cet ouvrage montre que les nourritures doivent être à la base de la discussion politique.

Il s’agit de trouver le chemin vers un équilibre entre le développement économique et la correcte utilisation des ressources naturelles, pour maintenir une harmonie entre l’homme, les animaux et la nature. Certes, ce n’est pas un programme facile à réaliser au niveau politique, parce qu’il passe par l’éducation des citoyens et le modèle de l’agriculture pour produire les nourritures. Mais Pelluchon reprend les analyses d’une philosophie de l’existence pour ramener la crise écologique au niveau fondamental, celui de la manière dont l’homme habite sur terre et utilise la terre. D’après Pelluchon, dans Les nourritures, l’écologie est le nouveau point de départ pour la philosophie: «L’écologie, loin d’être un simple champ d’études spécialisées, impose au contraire un renouvellement de la philosophie qui a servi jusqu’ici de fondement à l’éthique et à la politique» (15).

Les nourritures ont une signification large pour la philosophe française. Les nourritures ne sont seulement pas les aliments que nous mangeons à partir de plantes et d’animaux pour maintenir notre organisme en fonctionnement, mais bien ce sont les choses, les moyens, les milieux dans lesquels nous nous incorporons et dont nous avons besoin pour bien vivre. L’homme peut s’approcher de l’autre et des autres espèces par le corps, dit-elle dans Les nourritures: «Nous sommes reliés aux autres par notre rapport aux nourritures qui soulignent, en outre, l’interdépendance des espèces» (19). Le concept de nourritures, chez Pelluchon, est influencé également par Totalité et Infini de Levinas en ce qui concerne le rapport à l’être (Levinas, 1994, 114, 156).

Le fait de manger n’est pas un acte privé et individuel, car il a toujours des conséquences pour les autres. En effet, «ma manière de consommer les nourritures a des conséquences sur les autres. Plus fondamentalement, mon rapport aux nourritures est lui-même une position dans l’existence qui relève de l’éthique» (Pelluchon, 2015, 21). Cependant, ce ne sont pas uniquement les effets de manger et consommer qui ont un rapport à l’existence et à l’éthique, mais la dépendance de l’économie et, plus encore, du milieu d’où viennent les nourritures, c’est-à-dire, de l’agriculture et de l’élevage des animaux. Il y a une dépendance que nous ne considérons pas lorsque nous mangeons, parce que les êtres vivants dont nous nous nourrissons ne sont pas en face de nous à table. Or, pour Pelluchon, dans Les nourritures: «Mon rapport aux nourritures est le lieu originaire de l’éthique» (21).

À cet égard, le rapport à l’autre n’est pas uniquement un rapport aux autres hommes, les agriculteurs et les éleveurs, mais aussi un rapport aux plantes, arbres et animaux, dont nous nous nourrissons pendant l’existence pour bien vivre. Dans Les nourritures, ce que Pelluchon a découvert par rapport aux hommes, plantes et animaux, c’est que la nourriture est une nouvelle dimension de l’éthique et particulièrement de la justice: «La justice, le fait que notre manière d’habiter la terre et de préserver sa beauté relève de l’éthique et de la politique, mais aussi l’importance que les nourritures ont pour nous» (22). Cette manière de comprendre le rapport de l’existence humaine à la nature a une double dimension: éthique et politique. L’éthique de la nourriture peut toucher la politique afin que l’économie et le droit puissent changer notre manière de vivre sur terre. Ici, il ne s’agit pas simplement d’un rapport au monde, comme la description des structures de l’analyse existentiale heideggérienne et la passivité du corps de l’éthique de la vulnérabilité levinassienne, mais il s’agit surtout de savoir habiter la terre et vivre avec la nature pour bien comprendre le défi écologique de notre époque.

La responsabilité personnelle et sociale doit prendre une nouvelle place dans la politique, l’économie et le droit, en s’éloignant davantage encore du contractualisme et de l’anthropocentrisme modernes, dans lesquels les animaux et la nature ne se voient pas reconnaître un rôle vital pour l’humanité. C’est ainsi que, dans Les nourritures, la démocratie peut se refonder autrement, pour rendre justice aux générations futures, parce que la question de la nature et de l’animal est finalement une interrogation humaine (269-307).

Dans Les nourritures, Pelluchon a un chapitre intitulé «Zoopolis et la justice envers les animaux» (129-142), inspiré par le livre Zoopolis. A Political Theory of Animal Rights par Sue Donaldson et Will Kymlicka. C’est un ouvrage fondamental sur l’état de la question animale au niveau politique et juridique, que Pelluchon a mis également en discussion à cause de l’abus et de la violence contre les animaux, dans son petit livre Manisfeste animaliste. Politiser la cause animale, mais aussi dans L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie (335-388). C’est une discussion politique, économique et juridique majeure, que nous ne pouvons pas approfondir ici étant donné les enjeux spécifiques de chaque domaine dans l’articulation.

5. L’éthique de la considération
et l’humilité

En tous cas, pour bien comprendre la philosophie politique de Corine Pelluchon, il faut faire un retour à travers ses livres et articuler l’éthique de la vulnérabilité et l’éthique de la considération ensemble. L’éthique préconisée consiste à prendre une série de décisions politiques, économiques et juridiques, avec la responsabilité qu’exigent la crise écologique et la maltraitance animale par la production industrielle. Il faut prendre en considération, non seulement l’homme, mais aussi la nature et les animaux aux niveaux politique, économique et juridique. Le thème de la considération était déjà esquissé dans les premiers ouvrages de Pelluchon, mais elle l’a approfondi depuis dans le livre Éthique de la considération, avec un sens particulier, celui de l’humilité.

Dans les Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, Pelluchon met en exergue la considération: «Le mot “considération” vient du latin considerare, cumsideris, et signifie regarder les étoiles, puis regarder attentivement en accordant de l’importance à ce que l’on examine» (Pelluchon, 2011, 302). Pour la philosophe française, la considération est une sorte d’avertissement pour comprendre l’altérité et saisir la vérité, sans éliminer la différence entre les personnes. L’inspiration de Pelluchon par le traité De la considération de saint Bernard de Clairvaux est incontestable pour l’éthique de la considération, mais elle va plus loin pour la mettre en scène dans la politique actuelle; le livre LIV de ce traité spirituel est fondamental pour trouver la vérité de qui on est, comme connaissance de soi et du monde (Bernard de Clairvaux, 2010). Selon Pelluchon, «l’idée principale réside dans le fait que le point de départ de la considération et la condition d’un regard juste sur le monde et d’une action prudente renvoient au sujet lui-même» (Pelluchon, 2011, 302). La considération est une capacité intellectuelle et spirituelle de l’homme pour se connaître et connaître le monde justement en prenant conscience de ce qu’on fait à l’autre et au service de l’autre. Même si la philosophe la rapproche de la vertu éthique grecque de prudence pour lui donner un sens plus philosophique, il ne s’agit pas de la prudence aristotélicienne, mais d’une capacité de la sagesse humaine qui permet d’être solidaire de l’autre et du monde. Le concept de la considération de saint Bernard de Clairvaux, exprimé par Pelluchon, aide au moins à penser la responsabilité philosophiquement et politiquement, dans la mesure où elle la met en discussion dans le cadre du défi écologique, de la question animale et de la démocratie. Autrement dit, l’éthique de la considération «s’émancipe de son origine bernardienne et prend un sens contemporain» (Pelluchon, 2018, 27).

Se regarder soi-même et regarder les conditions du monde actuel selon la considération permet de se rendre compte, c’est-à-dire de prendre conscience, que l’homme vit une époque de défis dramatiques par rapport à la vie sur terre, lesquels mettent en péril l’humanité. Dans l’Éthique de la considération, l’auteure affirme qu’il s’agit d’une sorte de nihilisme:

Le problème du nihilisme contemporain est l’incapacité à sortir de soi et le besoin d’étendre son contrôle sur tout, en particulier sur son propre corps et celui des autres. C’est pourquoi ce besoin de domination s’exerce surtout à l’encontre des personnes vulnérables et des animaux. (21)

Ce «nihilisme contemporain» détecté par Pelluchon à partir de la philosophie politique de Leo Strauss montre la gravité du comportement humain (Pelluchon, 2005). C’est un exercice de pouvoir et de domination d’une personne sur une autre, pour contrôler le corps et donc la vie de l’autre. Ce qui est frappant dans la description des symptômes énumérés par Pelluchon, c’est la domination exercée envers les plus vulnérables de la société, tels que les personnes handicapées et les animaux. Ce n’est rien d’autre qu’une deshumanisation, c’est-à-dire un anéantissement du corps de l’homme par l’homme lui-même, qui affecte aussi la vie des animaux et de la nature.

D’après Pelluchon, «L’objectif de l’éthique de la considération est de réconcilier la théorie et la pratique, la raison et l’affectivité, dans un contexte qui est celui de la démocratie pluraliste, multiculturelle et possédant des moyens technologiques ultra-puissants» (Pelluchon, 2018, 22). Dans quelque mesure, la philosophe se réfère au projet du transhumanisme qui essaie de contrôler le corps de l’autre par le pouvoir de la technoscience et des biotechnologies (Pelluchon, 2009, 201-242).

En effet, l’éthique de la considération est vue par Pelluchon comme liée au corps humain : «L’éthique de la considération est liée à une philosophie du sujet qui ne se réfère pas à une essence de l’homme. Son point de départ est le sujet pensé dans sa corporéité» (Pelluchon, 2018, 24). La corporéité est précisément le point de liaison entre les livres: 1. L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie, 2. Éléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature, 3. Les Nourritures. Philosophie du corps politique. Ces trois livres de Pelluchon «constituent la philosophie de la corporéité et du sujet servant de fondement à l’éthique de la considération» (24). Dans cette philosophie de la corporéité, ce qui est l’objet de préoccupation et de souci, c’est la vulnérabilité du vivant qui doit être considérée au niveau de l’éthique. Dans l’Éthique de la considération, la meilleure description donnée par Pelluchon de la considération est la suivante:

La considération suppose que l’on inclue le souci des autres humains et non humains ainsi que l’amour du monde et de la nature dans le souci de soi, sans pour autant que la recherche de sa perfection propre soit la motivation de ses actes, comme dans les théories perfectionnistes souvent associées aux éthiques des vertus. Parler de considération signifie, comme chez Bernard de Clairvaux, que la clef de toutes les vertus se trouve dans le rapport à soi. (26)

La considération va de pair avec le souci des humains comme des non-humains, les personnes et les animaux, ainsi qu’un sentiment fort par rapport au monde et la nature; c’est le sentiment de l’amour qui est en jeu dans le souci de soi-même. On ne peut pas se préoccuper de soi-même seulement, mais plutôt il faut aimer le monde et la nature pour se soucier de soi-même et de l’autre. Cette brisure de l’ego dans le monde et la nature avec les humains et non-humains va au-delà d’un perfectionnisme personnel et individuel, typique d’une éthique de la vertu traditionnelle. L’éthique de la considération reste toujours en rapport à la vulnérabilité de l’autre et elle est donc un appel à l’humilité.

6. Conclusion

La philosophe française Corine Pelluchon a développé à juste titre une théorie éthique appliquée en considérant les défis écologiques et animaliers de notre époque. Pelluchon est restée encore dans le cadre de la philosophique politique moderne, mais elle va au-delà du contractualisme et de l’anthropocentrisme modernes qui ont affirmé les droits de l’homme au détriment des animaux et de la nature.

Même si Pelluchon utilise la philosophie politique moderne, Hobbes et Rousseau, Rawls et Habermas, c’est par une interprétation critique de la phénoménologie de Husserl et de Heidegger, inspirée par Levinas, Derrida, Ricœur et Jonas, qu’elle va découvrir une nouvelle dimension du corps humain pour bien comprendre les relations de l’homme avec le monde, très particulièrement avec la nature et les animaux. La passivité du corps humain permet de développer une sensibilité pour découvrir la subjectivité de l’autre.

C’est grâce à l’éthique de la vulnérabilité inspirée par Levinas que Corine Pelluchon fait une critique de l’autonomie de la personne exaltée depuis la philosophie moderne, surtout dans la politique et le droit. Cependant l’autonomie se brise face à la vulnérabilité humaine et cette autonomie brisée permet dès lors de prendre en considération la fragilité du corps, le corps propre et celui de l’autre. L’articulation phénoménologique faite par Pelluchon à partir d’une interprétation critique des structures de l’analyse existentiale heideggérienne, et surtout de la passivité du corps par Levinas, donne la possibilité de comprendre la subjectivité de l’animal et de la nature, pour qu’ils soient introduits justement dans le monde des relations politiques, économiques et juridiques.

Les nourritures mettent l’accent sur la question écologique et animale au sein de la démocratie, en soulignant la responsabilité personnelle et sociale. Les citoyens doivent s’engager pour que la nature et les animaux aient un «droit à être», à vivre sur terre sans violence et ainsi pour garantir une bonne vie aux générations futures. Il s’agit de changer la manière dont l’homme habite sur terre avec la nature et les animaux. L’éthique de la considération peut maintenir –comme vertu de connaissance de soi-même et du monde– une harmonie entre l’homme, la nature et les animaux, dans les domaines de la politique, de l’économie et du droit. Mais l’homme a besoin de l’humilité pour donner une place à la nature.

C’est ainsi que la contribution de la philosophe française Corine Pelluchon à la bioéthique est double. D’une part, elle met la bioéthique, en tant que discipline académique, dans la philosophie politique pour renouveler la démocratie. Le nouveau concept de démocratie doit prendre en considération la vulnérabilité de l’homme et de la nature pour soulager la crise environnementale et animale. D’autre part, la bioéthique peut aller au-delà de la conception médicale-clinique et prendre en considération l’articulation phénoménologique entre l’homme, la nature et les animaux pour mieux comprendre les problèmes de la santé et bien vivre sur terre.

Références

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Francisco Quesada Rodríguez (francis.quesada@gmail.com) est titulaire d’un Master en Sciences humaines et d’un Master scientifique en Bioéthique de l’Université du Costa Rica; il est aussi Docteur en théologie de l’Université catholique de Louvain, doctorant en philosophie dans le domaine bioéthique et professeur d’éthique à l’Université du Costa Rica. L’auteur a publié La antropología filosófica de Hans Jonas. Ontología y ética de la responsabilidad (Madrid, 2014) et La bioética de la responsabilidad según Hans Jonas (Madrid, 2018).

Recibido: 27 de mayo, 2019

Aprobado: 16 de agosto, 2019

Rev. Filosofía Univ. Costa Rica, LIX (153) Enero-Abril 2020 / ISSN: 0034-8252 / EISSN: 2215-5589