Le chronotope d’un Barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras
Laura Castro Esquivel
Escuela de Lenguas Modernas
Universidad de Costa Rica
Résumé
Cet article porte sur le chronotope présent dans le roman « Un Barrage contre le Pacifique » (1950) de Marguerite Duras. Il s’agit d’analyser la corrélation existente entre le temps et l’espace dans roman de l’écrivaine franco-vietnamienne du XX ème siècle.
Mots clés : Roman, chronotope, colonie, espace, temps, écriture durasienne
Resumen
Este artículo trata sobre el cronotopo presente en Un Barrage contre le Pacifique (1950) de Marguerite Duras. Se busca analizar la correlación existente entre el tiempo y el espacio en esta novela de esta escritora franco-vietnamita del siglo XX.
Palabras claves: novela, cronotopo, colonia, espacio, tiempo, escritura durasiana
Introduction
Un Barrage contre le Pacifique (1950) s’agit du troisième roman de Marguerite Duras, et il a été écrit sous commande : la romancière avoue dans Les Parleuses (1974) que les éditeurs de Gallimard lui ont dit : « Il faut que ce soit harmonieux. » (Duras et Porte, 1977 :139). Ce roman est son premier succès et déjà le premier de ceux qui établiront sa réputation de romancière moderne.
Lors de la parution d’Un Barrage contre le Pacifique (1950), au printemps 1950, deux événements historiques ont eu lieu en France, la Guerre d’Indochine et la séparation de certains intellectuels du Parti Communiste Français, faits historiques auxquels Marguerite Duras ne reste pas indifférente.
En ce qui concerne la Guerre d’Indochine, depuis 1946, la société française soutient contre ce territoire, un conflit armé qui se déroule sans succès. L’opinion publique est divisée, les uns pensent encore que l’Indochine doit rester une colonie de la France. Les autres, surtout les intellectuels, songent à la libération du peuple Indochinois. Le climat politique et social est complètement instable, c’est aussi l’époque des démissions des membres du Parti Communiste Français dont Marguerite Duras faisait partie. Les intellectuels ayant adhéré à celui-ci commencent à douter des fondements de sa lutte sociale. L’écart intellectuel pris par Marguerite Duras lui permet de s’investir davantage dans l’écriture.
En outre, la critique littéraire de l’époque reçoit Un Barrage contre le Pacifique (1950) comme : « […] un document direct et, selon toute apparence, véridique, sur un aspect peu connu de la vie coloniale. » (Ligot, 1992 : 179). Il faut se souvenir qu’au moment où se situe l’intrigue de l’œuvre (1930), c’est l’apogée du système colonial français dans les territoires indochinois, contrairement à ce qui se passe en 1950, lors de la parution de l’œuvre, puisque l’empire français est menacé par les luttes d’indépendance de l’Indochine. Les spécialistes en littérature trouvent ce roman troublant, puisqu’il met en cause la vie des colons en Indochine, une existence bien différente de l’idéal colonisateur :
L’Indochine traditionnelle, pour le romancier français, c’est celle des officiers de marine de Loti, des défricheurs d’empire ou des fumeurs d’opium de Farrère, de la route mandarine et de la voie royale […] Dès le début de ce livre indochinois, nous découvrons un monde beaucoup plus inquiétant […] On nous a tellement habitué à l’histoire du colon laborieux qui s’installe avec son courage pour seule richesse et réussit à faire pousser des moissons innombrables, que nous avons oublié tant d’échecs à côté d’une réussite. Les colons eux-mêmes affirment avec orgueil qu’un blanc ne débarque pas en Indochine sans avoir son billet de retour, s’il échoue. (Ligot, 1992 : 183-184)
Un autre critique littéraire des années cinquante, Jean Piel affirme que : « Par-delà le cadre où l’action est située, Marguerite Duras touche à l’universel, à l’éternel. » (Ligot, 1992 : 182) puisqu’elle écrit sur l’injustice sociale et n’importe quelle personne peut se sentir identifiée.
Il est intéressant de dire que cette œuvre littéraire est méconnue par le grand public Vietnamien. C’est jusqu’en 1997, grâce à une traduction faite dans cette langue qu’elle leur parvient. Avant cette année, Un Barrage contre le Pacifique (1950) n’est connu que par un petit groupe d’intellectuels, de professeurs de littérature et d’étudiants de langue française. L’écart lors de sa parution en Indochine, entre 1950 et 1997, est évident, reste important et il est considéré peu actuel, les faits qu’il raconte n’attirent plus nécessairement l’attention des possibles lecteurs vietnamiens.
Notre lecture d’Un Barrage contre le Pacifique (1950) se fait des décennies après la décolonisation, ceci implique le risque de ne pas apercevoir, dès le début du roman, son caractère historique et l’intention de l’écrivain de montrer au lecteur quelques aspects du système colonial.
En somme, nous remarquons que la parution d’Un Barrage contre le Pacifique (1950) se produit dans un climat politique et social très confus : il y a la Guerre qui oppose les colonisateurs et les colonisés et il y a aussi le désengagement de la romancière du Parti Communiste Français. Tous ces événements personnels et sociaux, mélangés aux souvenirs de l’écrivain en Indochine rendent ce roman très riche du point de vue de son contenu.
Ce livre aborde l’un des sujets incontournables dans l’œuvre durasienne : nous y trouvons les horreurs de la vie coloniale, l’injustice subie par la mère et les expériences amoureuses de Suzanne, la protagoniste. Nous sommes en présence d’un cadre espace-temporel récurrent dans l’écriture durasienne que nous analyserons comme suit.
1. Le concept de chronotope
Ce terme a été emprunté aux mathématiques et il suggère la connexion existant entre les relations temporelles et spatiales assimilées de façon artistique dans la littérature. Dans l’Esthétique et théorie du roman (1978) Mikhaïl Bakhtine mentionne que terme peut être compris comme « [...] la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature » (Bakhtine, 1978 : 235). C’est ainsi que le chronotope est le cadre où se passent les événements narratifs contenus dans un roman. Ainsi, ce concept « [...] est une catégorie de forme et de contenu basée sur la solidarité du temps et de l’espace dans le monde réel comme dans la fiction romanesque. » (Gardes-Tamine, 1993 : 35). De ce fait, nous affirmons alors qu’il n’y a pas de temps sans espace et il n’y a pas non plus d’espace sans temps.
Nous entendrons ce terme comme une catégorie littéraire de la forme et du contenu. Le chronotope est constitué de motifs qui montrent au lecteur les lieux et les moments concrets qui composent ce monde fictif. Bakhtine ajoute que :
[...] le temps se condense, devient compact, visible pour l’art, tandis que l’espace s’intensifie, s’engouffre dans le mouvement du temps, du sujet, de l’histoire. Les indices du temps se découvrent dans l’espace, celui-ci est perçu et mesuré d’après le temps. Cette intersection des séries et cette fusion des indices caractérisent précisément, le chronotope de l’art littéraire. (1978 : 235).
Le chronotope est constitué des motifs qui montrent au lecteur les lieux et les moments concrets qui composent ce monde fictif. De cette manière, nous pouvons dire qu’au sein de toute œuvre littéraire il y un chronotope délimité et, à l’intérieur de celui-ci, il peut aussi en avoir d’autres comme ceux qui suivent :
2. Le temps
D’une part, dès les premières pages de ce roman nous découvrons un cadre bien différent, voire exotique : l’Indochine des années 20 et 30, notamment les territoires du Vietnam et du Cambodge. En fait, la date du déroulement du roman n’est pas précisée. Il est question de la dégager par différentes pistes données par l’écrivaine comme par exemple, la limousine « […] Maurice Léon Bollée. » (Duras, 1950 :44) « C’est un modèle spécial, commandé spécialement à Paris. Celle-ci m’a coûté cinquante mille francs. » (Duras, 1950 : 44-45) ou encore « La B. 12 […] » (Duras, 1950 : 45).
De même, le Chinois s’habille élégamment, la description de ses habits correspond à la mode de la fin des années vingt et le début des années trente : « C’était un homme […] habillé d’un costume de tussor grège. Sur la table il avait posé un feutre du même grège […] » (Duras, 1950 : 42). Ensuite, le phonographe et la musique notamment la chanson Ramona, nous donne des indices de l’époque à laquelle fait référence la romancière :
J’ai choisi les nouveautés de Paris, dit timidement M. Jo […] Il prit ensuite un disque, le mit sur le
plateau recouvert de drap vert et posa l’aiguilles sur le disque. Une voix s’éleva, d’abord insolite, indiscrète presque impudique au milieu de la réserve silencieuse de tous.
Un soir à Singapour,
Un soir,
D’amour
Un soir, sous les palmiers,
Un soir,
D’été. (Duras, 1950 : 84)
D’autre part, dans ce roman, le narrateur présente dès le début un contraste entre la France et la colonie. La dénonciation du colonialisme faite dans ce roman par la femme de lettres nous fait penser à la réalité vécue par les indochinois pendant l’occupation française. S’il est bien vrai qu’il n’y a pas de précisions concernant les dates, c’est à partir des détails précédents parmi d’autres, que nous pouvons en déduire.
Le narrateur fait référence à travers de la description de comment les parents du protagoniste s’y sont rendus « On était alors en 1899 » (Duras, 1950 : 23). En faisant le portrait-robot de la mère le lecteur apprend ses souhaits: « […] elle rêvait devant les affiches de la propagande coloniale. « Engagez-vous dans l’armée coloniale, « Jeunes, allez aux colonies, la fortune vous y attend. » (Duras, 1950 : 23).
En plus, le narrateur ajoute dans ce portrait que les parents n’aiment pas les « ténébreuses lectures de Pierre Loti » (Duras, 1950 : 23) et il précise que « Suzanne et Joseph étaient nés dans les deux premières années de leur arrivée à la colonie. » (Duras, 1950 : 23).
Or, la fatalité touche la famille du protagoniste et la mère reprend le travail d’institutrice après la mort du père, elle devient aussi pianiste à l’Éden-Cinéma où « Elle y était restée dix ans, Au bout de dix ans, elle avait pu faire des économies suffisantes pour adresser une demande d’achat de concession à la Direction générale du cadastre de la colonie. » (Duras, 1950 : 24).
La famille du protagoniste déménage et s’installe à la campagne : « Il y avait maintenant six ans qu’elle était arrivée dans la plaine accompagnée de Joseph et de Suzanne, dans cette Citroën B.12 qu’ils avaient toujours. » (Duras, 1950 : 24). Cet achat va changer dramatiquement la vie de la mère et ses enfants, puisque la propriété donnée était inondée périodiquement par les eaux de la mer de Chine, toute culture était impossible et la mère s’y est ruinée.
L’auteur situe géographiquement le lecteur, au moyen de toponymes, les différents lieux et pays clés : elle nous parle sans cesse du Mékong, du Pacifique, des villes telles que Kam, Ram ; ce sont sans doute les abréviations des noms des cités indochinoises de Réam et de Kampot et des pays Indochinois comme le Vietnam et le Cambodge. Il est aussi question de la Chine, mais d’une façon sous-entendue lorsque le protagoniste fait référence au M. Jo : « C’est un type des caoutchoucs du Nord, c’est autrement riche que par ici. » (Duras, 1950 : 41).
La façon dont Marguerite Duras décrit l’espace, nous fait penser à un pays où règne la monotonie, dûe, peut-être, à la lourdeur du climat. De ceci résulte la monotonie des vies menées par les locaux. L’Indochine est décrite comme un lieu très beau à voir, exotique même pour ceux qui y habitent, comme c’est le cas du protagoniste. Le narrateur donne des détails de ce territoire sauvage et dangereux :
Le soir tombait vraiment très vite dans ce pays. Dès que le soleil disparaissait derrière la montagne, les paysans allumaient des feux de bois vert pour se protéger des fauves et les enfants rentraient dans les cases en piaillant. Dès qu’ils étaient en âge de comprendre, on apprenait aux enfants à se méfier de la terrible nuit paludéenne et des fauves. Pourtant les tigres avaient bien moins faim que les enfants et ils en mangeaient très peu. (Duras, 1950 : 32-33)
La végétation de zone tropicale est exubérante, nous pouvons la qualifier même de surnaturelle, le lecteur entre dans un endroit mystérieux, il se sent entouré de verdure:
Les lianes et les orchidées, en un envahissement monstrueux, surnaturel, enserraient toute la forêt et en faisaient une masse compacte aussi inviolable et étouffante qu’une profondeur marine. […] La forêt reposait sous une vaste ramification de bassins d’orchidées pleins de pluie et dans lesquels on trouvait ces mêmes poissons des marigots de la plaine. (Duras, 1950 : 157-158).
En outre, le narrateur explique, comme nous l’avons déjà dit, à l’aide de certaines données historiques parallèles à l’intrigue du roman, comment est la vie des colons et des colonisés habitant l’Indochine sous l’occupation française et quelles sont leurs habitudes.
3. L’espace
3.1 La catastrophe des barrages
Les barrages que la mère fait construire pour éviter que le Pacifique envahisse ses terres se dévoilent comme le chronotope centrale d’Un Barrage contre le Pacifique (1950). Ils donnent naissance au titre du roman, leur importance est capitale puisque sans barrages, l’histoire catastrophique de la mère n’aurait jamais existé. Nous savons que : « Toutes ses défaites se tenaient en réseau inextricable et elles dépendaient si étroitement les unes des autres qu’on ne pouvait pas toucher à aucune d’elles sans entraîner toutes les autres et la désespérer. » (Duras, 1950 : 325). C’est ainsi que le narrateur explique la relation intrinsèque entre les barrages et les calamités que cette femme doit supporter après l’achat de la concession du Cambodge.
C’est vers la fin du deuxième chapitre, lors de la première rencontre avec M. Jo, que la famille raconte avec plus de détails les péripéties et les malheurs qu’ils ont dû subir à cause de la montée des eaux. L’histoire des barrages commence avec l’accord d’une concession de terre près de la ville de Ram. La mère montre sa naïveté et sa méconnaissance du système colonial, elle est sans doute : « […] ignorante du grand vampirisme colonial […] » (Duras, 1950 : 25), puisqu’ elle obtient une terre incultivable. Elle ignore l’existence du marché noir des concessions de terres, autrement elle « […] aurait été obligée de renoncer à l’achat de quelque concession que ce soit. » (Duras, 1950 : 26) parce que les agents cadastraux touchent « La moitié de la somme […] » (Duras, 1950 : 26)
demandée pour concéder des terres aux demandeurs.
Par la suite, la mère fait construire un bungalow et elle se met à travailler la terre : « Mais la marée de juillet monta à l’assaut de la plaine et noya la récolte. » (Duras, 1950 : 24). Pour éviter que les eaux entrent dans sa concession la mère a l’idée de faire construire des barrages : « Et pourtant la mère n’avait consulté aucun technicien pour savoir si la construction des barrages serait efficace. Elle le croyait. Elle en était sûre. » (Duras, 1950 : 54-55). Elle écrit au cadastre pour en faire part aux agents, mais elle ne reçoit pas de réponse.
C’est justement la période de la construction des barrages où la mère éprouve un complet bonheur grâce à l’espoir de pouvoir arrêter le Pacifique et mettre en culture sa concession, mais c’est aussi l’étape de sa vie la plus douloureuse quand elle se rend compte que tous ses efforts n’ont pas de résultat. Elle fait toutes ces actions dans l’intention d’offrir un meilleur avenir à ses voisins et notamment à sa famille « […] dès que la récolte serait terminée, ils pourraient faire un long voyage à la ville et d’ici trois ans quitter définitivement la plaine.» (Duras, 1950 : 56).
En plus, avec l’assèchement de la concession, la mère se révolte contre le système qui l’étouffe et elle veut que les indigènes de la plaine se soulèvement. Lorsqu’elle fait référence aux agents du cadastre, elle dit qu’il s’agit : « Des chiens, […], ce sont des chiens. Et les barrages, c’était la revanche. Les paysans riaient de plaisir. » (Duras, 1950 : 56).
Une fois les barrages commencés, elle fonde un petit village dans sa concession et : « elle y installa trois
familles, leur donna du riz, des barques et de quoi vivre jusqu’à la récolte des terres libérées » (Duras, 1950 : 55). De cette manière, cette dame commence à être appréciée par son entourage, elle est estimée et respectée par les paysans.
Le rêve de la mère d’arrêter le Pacifique est évidemment utopique. D’abord, elle fait un mauvais choix au moment d’acquérir les matériaux pour faire assécher la plaine, puis, il est clair qu’elle manque à tout moment d’appui technique. Le rêve de la mère devient un échec total : « […] en juillet, la mer était montée comme d’habitude à l’assaut de la plaine. Les barrages n’étaient pas assez puissants. Ils avaient été rongés par les crabes nains des rizières. En une nuit, ils s´effondrèrent. » (Duras, 1950 : 57). De plus :
Il est évident que l’écroulement des barrages symbolise l’impuissance de la mère contre la nature et notamment contre le système qui lui a donné un morceau de terre sans aucune utilité. Ce désastre montre à quel point la mère est victime de la corruption existante dans la concession des terres en Indochine. C’est pour cela qu’elle pense qu´ : « elle avait jeté ses économies de dix ans dans les vagues du Pacifique. » (Duras, 1950 : 25)
C’est après le retour de Kam qu’elle abandonne cette utopie. Sans doute, elle est accablée par le malheur et elle n’attend que la mort : « Cette année-là, elle abandonna. C’était définitivement inutile, décida-t-elle. D’ailleurs elle n’avait plus du tout d’argent » (Duras, 1950 : 250). Bref, nous constatons que la présence des barrages vient toujours à l’esprit des personnages d’Un
Barrage contre le Pacifique (1950). Pour la mère, ils sont devenus des fantômes qui la hantent. Elle pense toujours à la façon de les faire reconstruire. Il est indéniable que sans les barrages et notamment sans leur écroulement ce roman n’existerait pas.
3.2 La maison
Dans d’Un Barrage contre le Pacifique (1950) la famille de Suzanne habite un bungalow au milieu de la plaine. Ainsi, la mère demande des crédits aux banques de la colonie pour essayer de terminer sa construction : « Elle dépensa tout l’argent de l’hypothèque à l’achat des rondins et le bungalow ne fut jamais terminé » (Duras, 1950 : 28-29). En plus, la mère est toujours inquiète par l’état du toit, elle sait très bien que les vers peuvent manger la toiture de chaume qu’elle ne peut pas renouveler depuis six ans, c’est pourquoi elle veut la faire remplacer par une nouvelle en tuiles, mais elle n’arrive jamais à le faire à cause des problèmes financiers qu’elle a :
Or, quelques jours avant le départ de Joseph, ses craintes se réalisèrent et il se fit une gigantesque éclosion de vers dans le chaume pourri. Lentement, régulièrement, ils commencèrent à tomber du toit. Ils crissaient sous les pieds nus, tombaient dans les jarres, sur les meubles, dans les plats, dans les cheveux. (Duras, 1950 : 286)
Cependant, la mère se sent fière de ses efforts : « […] il [le bungalow] lui appartenait, lui en toute propriété et elle se félicitait chaque jour de l’avoir fait construire. » (Duras, 1950 : 28). Ce lieu est tout ce qui lui reste, elle le voit comme un atout puisqu’il héberge sa famille et il représente à la fois « […] un commencement de mise en valeur qui devait lui valoir un délai plus long » (Duras, 1950 : 28) auprès des autorités du cadastre.
Mis à part ces détails, il n’y a point de descriptions précises de cet endroit. Nous savons seulement qu’il est entouré d’une véranda, qu’il y a une chambre pour Joseph, une chambre partagée entre Suzanne et sa mère, une salle de bains et une salle de séjour à côté d’un petit salon. Le bungalow n’est pas desservi d’électricité, la seule source dont la famille dispose pour se procurer de la lumière c’est l’acétylène. C’est à travers les commentaires des personnages que nous apprenons que ce lieu est presque vide : « Il n’y avait pas de chaise dans la chambre.» (Duras, 1950 : 344). Lorsque Jean Agosti rend visite à la mère, il est « [...] frappé par l’aspect du bungalow » (Duras, 1950 : 347), tel est l’état de la maison. La chambre de Joseph est dans les mêmes conditions de la maison, voire plus vide :
C’était la pièce la moins meublée du bungalow. Il n’y avait aucun meuble à part le lit de Joseph. Par contre les cloisons étaient tapissées de fusils et de peaux qu’il tannait lui-même et qui pourrissaient lentement en dégageant une odeur fade et écœurante. Dans le fond, du côté du rac, donnait la réserve que la mère avait fait aménager en cloisonnant la véranda. (Duras, 1950 : 143)
Malgré l’état de cette pièce, cette chambre est un espace où Suzanne se réfugie : « Suzanne prit les draps et les secoua pour faire tomber les vers de la toiture, puis elle les remit soigneusement, se dévêtit et se coucha » (Duras, 1950 : 357). Une fois que Joseph part avec Lina, sa sœur prend sa chambre comme une sorte de sanctuaire, Suzanne fait attention à ne rien bouger : « Le lit n’était pas fait et les draps gardaient encore les traces du corps de Joseph. Aucun fusil ne manquait à son clou. » (Duras, 1950 : 357). La chambre de Joseph étant sa deuxième demeure, elle laisse tous les objets tels qu’il les a laissés le jour de son départ :
Sur la table, près de son lit il y avait des cartouches vides qu’il avait récupérés et qu’il n’avait pas eu le temps de recharger avant de partir. Il y avait aussi un paquet de cigarettes à moitié entamé qu’il avait oublié dans la précipitation de son départ. (Duras, 1950 : 357)
Dans toute cette misère, la famille ne possède qu’un objet luxueux : le phonographe de Joseph. Cet appareil semble avoir une vie propre à l’intérieur de la maison, il accompagne les conversations des personnages qu’en même temps écoutent des chansons, notamment Ramona. Cet appareil les rend heureux, c’est leur façon d’échapper au quotidien. Cette chanson représente pour eux « […] l’hymne de l’avenir, des départs, du terme de l’impatience. » (Duras, 1950 : 86). Ils se laissent emporter par leur imagination vers de grandes villes qui y sont évoquées.
Quelque temps après, la famille de Suzanne parvient à avoir un autre phonographe offert par M. Jo. Il le leur a donné en échange de voir Suzanne toute nue : « M. Jo demanda à Suzanne de lui ouvrir la porte de la cabine de bains […] moyennant quoi il lui promit le dernier modèle de LA VOIX DE SON MAÎTRE et des disques en plus, les dernières-nouveautés-de-Paris » (Duras, 1950 : 72). Le fait d’avoir un nouveau phonographe à la maison fait que cette famille s’adresse, pour une fois, correctement à M. Jo. Par conséquent, la mère l’invite dîner et toute la famille est gentille avec lui : « Vous pouvez rester dîner, si vous voulez, dit-elle à son adresse. Elle n’avait pas l’habitude d’être aussi aimable avec lui » (Duras, 1950 : 80) et elle a de petits gestes de politesse envers lui que nous méconnaissions jusqu’à présent : «Asseyez-vous, dit la mère à M. Jo » (Duras, 1950 : 81). Malheureusement, le bonheur que l’arrivée du phonographe crée chez Suzanne ne dure pas longtemps. Après leur retour de la ville de Kam, Joseph prend la décision de le vendre et de conserver l’ancien phonographe.
Un autre aspect à retenir est le rôle que le bungalow joue par rapport aux projets de la mère. Elle s’en sert pour désespérer M. Jo, elle veut le forcer à épouser sa fille en l’envoyant en dehors de leur demeure pour qu’il perde la patience et demande sa fille en mariage : « C’était donc sur les talus qui bordaient le rac, à l’ombre du pont, que Suzanne recevait M. Jo. Tous attendaient qu’il se décide » (Duras, 1950 : 113). C’est à ce même espace où M. Jo se rend pour tenter Suzanne avec un bijou, il lui dit qu’ « […] il valait à lui seul tout le bungalow. Il le lui donnerait si elle consentait à faire avec lui un petit voyage de trois jours à la ville » (Duras, 1950 : 113-114).
Ainsi, nous remarquons que le bungalow joue des rôles différents dans l’intrigue d’ d’Un Barrage contre le Pacifique (1950). Il est clair que ce lieu symbolise les maints échecs de la mère. En plus, le bungalow devient pour la mère de Suzanne un moyen pour forcer M. Jo à prendre la décision d’épouser sa fille. Ensuite, la chambre de Joseph reste le seul endroit « sacré » pour Suzanne, elle rend culte aux objets qu’il y a laissés. Enfin, ce lieu est le triste témoin de la mort de sa propriétaire et du départ définitif de ses habitants.
3.3 La ville
La ville dont on parle dans Un Barrage contre le Pacifique (1950) est principalement Kam : « C’est une grande ville de cent mille habitants qui s’étendait de part et d’autre d’un large et beau fleuve » (Duras, 1950 : 167). Il faut se souvenir que Suzanne et sa famille s’y rendent pour faire vendre la bague, d’où l’importance de ce lieu.
Le narrateur commence la description de Kam tout en montrant les trois quartiers qui la composent. Il peint cette ville à travers les contrastes qu’il y existent. Nous découvrons que cet endroit est divisé en trois grandes parties, dont la première est occupée par les blancs riches :
La périphérie du haut quartier construite des villas, des maisons d’habitation était la plus large, la plus aérée, mais gardait quelque chose de profane. Le centre, pressé de tous les côtés par la masse de la ville, éjectait des buildings chaque année plus hauts. (Duras, 1950 : 167)
Cette partie de la ville illustre parfaitement l’essor colonial : « […] les rues et les trottoirs du haut quartier étaient immenses » (Duras, 1950 : 168). Ce sont des endroits
soigneusement entretenus « Arrosées plusieurs fois par jour, vertes fleuries, ces rues étaient […] un immense jardin zoologique où les espèces rares des blancs veillaient sur elles-mêmes » (Duras, 1950 : 168). Les riches se promènent dans les rues asphaltées où tout synonyme de luxe : « Les magasins de cette rue, modes, parfumeries, tabacs américains, ne vendaient rien d’utilitaire (Duras, 1950 : 169).
Ensuite, la deuxième partie de la ville est habitée par les blancs qui n’ont pas fait de fortune : « […] les coloniaux indignes […] » (Duras, 1950 : 171). Les renseignements de ce lieu sont peu nombreux, nous savons que : « Là, les rues étaient sans arbres. Les pelouses disparaissaient. Les magasins blancs étaient remplacés par des compartiments indigènes » (Duras, 1950 : 171). De même, nous apprenons que, contrairement à la ville blanche riche, là : « Les rues n’y étaient pas arrosées qu’une fois par semaine. Elles étaient grouillantes d’une marmaille joueuse et piaillante et de vendeurs ambulants qui criaient à s’égosiller dans la poussière brûlée » (Duras, 1950 : 171).
Enfin, la troisième partie de la ville est constituée par : « […] les faubourgs indigènes […] » (Duras, 1950 : 171). Le narrateur ne fait aucun commentaire à son égard. Il explique le fonctionnement des tramways, notamment dans la partie blanche pauvre et dans la partie habitée par les indigènes. Ce moyen de transport : « […] évitait scrupuleusement le haut quartier. » (Duras, 1950 : 170). Il est exclusivement utilisé par : « […] les indigènes et la pègre blanche des bas quartiers […] » (Duras, 1950 : 170).
Comme nous l’avons déjà dit, la ville de Kam est clairement divisée en trois groupes : les blancs, les blancs pauvres et les colons indignes et les indigènes. Le narrateur met l’accent surtout entre les différences des deux premiers groupes. Ainsi nous pensons que la ville a une fonction plutôt illustrative de l’organisation sociale d’Un Barrage contre le Pacifique (1950) puisqu’il s’agit de découvrir peu à peu la façon dont elle est agencée, détail qui est essentiel pour ce roman.
3.4 Le refuge
Nous constatons que le cinéma est très fréquenté par les personnages principaux d’Un Barrage contre le Pacifique (1950), et il est, avant tout, un refuge.
L’attachement de ceux-ci commence depuis leur enfance, lorsque leur mère travaille comme pianiste à l’Éden Cinéma : « La mère avait dû se remettre brusquement au piano lorsque la place de pianiste à l’Éden lui avait été offerte » (Duras, 1950 : 283). Afin de surmonter leur situation économique la mère passe dix ans à jouer du piano, ainsi elle parvient à assurer, au moins, la nourriture de sa famille.
Ces années ont marqué la vie des enfants. Joseph, par exemple, se souvient clairement des habitudes de sa mère lorsqu’elle vient travailler au cinéma : « Elle arrivait un peu avant la séance, elle disposait des couvertures sur deux fauteuils, de chaque côté du piano et elle y couchait ses enfants » (Duras, 1950 : 283).
Dans ce monde dominé par la misère, le cinéma marque positivement les vies de Joseph et de Suzanne. En effet, les enfants associent le fait d’aller au cinéma au bonheur : « Pour Suzanne comme pour Joseph, aller chaque soir au cinéma, c’était, avec la circulation en automobile, une des formes que pouvait prendre le bonheur humain » (Duras, 1950 : 122). Suzanne et Joseph passent des journées entières au cinéma et après les séances « (…) ils parlaient encore des films qu’ils avaient vus avec autant de précision que s’il fût de souvenirs de choses réelles qu’ils auraient vécues ensemble » (Duras, 1950 : 122). Certes, le bonheur qu’ils éprouvent lors des allées au cinéma les écarte du malheur représenté par la plaine. De cette façon, l’écran devient, pour les personnages, une issue à leurs problèmes.
D’autres aspects qui lient le bonheur au cinéma sont les histoires d’amour vécues par Joseph. Dans cet endroit il tombe amoureux de Lina : « C’était au cinéma que Joseph l’avait rencontrée. C’était là aussi, il y avait trois ans qu’il avait retrouvé la première femme, après Carmen, avec laquelle il avait couché. C’était là seulement, devant l’écran que ça devenait simple » (Duras, 1950 : 223). Suzanne pense qu’elle peut aussi avoir la chance de rencontrer quelqu’un qui l’écarte de la vie monotone et dégoûtante de la plaine. C’est pourquoi :
Lorsqu’elle n’était pas dans le bureau de Carmen, Suzanne était dans les cinémas du haut quartier. Après le déjeuner elle quittait l’hôtel et se rendait directement dans un premier cinéma. Ensuite dans un second cinéma. Il y en avait cinq dans la ville et les programmes changeaient souvent. (Duras, 1950 : 199)
La quête de cet inconnu obsède Suzanne, elle ne pense qu’à cela, elle rêve de s’enfuir de cette ville. Le cinéma symbolise aussi un lieu de refuge pour le protagoniste : « L’impossible devenait à portée de la main, les empêchements s’aplanissaient et devenaient imaginaires » (Duras, 1950 : 223-224). Le cinéma devient un lieu où il est possible de se cacher des yeux accusateurs et des jugements des gens. L’obscurité de ce lieu fait possible que Suzanne s’évade et rêve d’un meilleur avenir, elle y devient anonyme :
C’était l’oasis, la petite salle noire de l’après-midi, la nuit des solitaires, la nuit artificielle et démocratique, la grande nuit égalitaire du cinéma, plus vraie que la vraie nuit, ravissante, plus consolante que toutes les vraies nuits, la nuit choisie, ouverte à tous, offerte à tous, plus généreuse, plus dispensatrice de bienfaits que toutes les institutions de charité et que toutes les églises, la nuit où se consolent toutes les hontes, où vont se perdre tous les désespoirs, et où se lave toute la jeunesse de l’affreuse crasse d’adolescence. (Duras, 1950 : 188)
Le cinéma accomplit dans Un Barrage contre le Pacifique (1950) une double fonction : c’est un lieu de rencontres et, en même temps, sa nature rend les spectateurs anonymes. Au cinéma, il n’y a pas de différence entre riches et pauvres, c’est un lieu fréquenté par tous les deux, contrairement à d’autres endroits de divertissement de la ville.
3.5 La cantine du père Bart, un
moyen d’évasion
Dans ce roman, il n’y a pas de description précise de ce lieu, nous savons tout simplement, qu’il s’agit d’une cantine sombre dans un petit village
appelé Ram où son propriétaire, le père Bart, fait des affaires illicites avec le pernod. Ce lieu est fréquenté surtout par les fonctionnaires du courrier et par les Français du voisinage.
La première rencontre entre Suzanne et M. Jo a lieu dans cette cantine, événement déterminant pour l’histoire en question. L’arrivée de M. Jo bouleverse les vies des personnages principaux : « La rencontre de M. Jo fut d’une importance déterminante pour chacun d’eux. Chacun mit à sa façon son espoir en M. Jo. » (Duras, 1950 : 67) puisque c’est une possible issue à leurs problèmes économiques. Nous verrons que cet homme y invite souvent la famille à ce lieu dans le but de séduire Suzanne :
Mais bientôt, cette habitude de se faire trimbaler à Ram chaque fin d’après-midi, parut leur devenir si naturel que M. Jo négligea de les y inviter. C’était d’ailleurs Suzanne qui, en général, annonçait l’heure d’aller à Ram. Joseph y allait avec eux, malgré sa répugnance. D’abord parce qu’on y allait en une demi-heure en Léon Bollée au lieu d’une heure en B. 12 et que cette performance à elle seule aurait pu le décider, ensuite parce que ça ne lui déplaisait pas de boire et même quelquefois de dîner aux frais de M. Jo. C’est alors que Joseph découvrit qu’on peut aimer boire. (Duras, 1950 : 90)
Il est clair que M. Jo profite de ces invitations pour s’approcher de Suzanne : « Cependant il n’échappait à personne que ces sorties n’étaient pas proposées par M. Jo que pour éluder chaque fois, au même titre que les cadeaux, ce qu’on attendait de lui. »
(Duras, 1950 : 90). L’attitude de M. Jo vis-à-vis d’elle gène notamment Joseph. L’ambiance dans la cantine de Ram est empreinte d’indifférence et dégoût. En outre, il est nécessaire de dire que l’alcool est le moyen, par excellence, pour que les personnages s’évadent :
Les choses ne devenaient supportables que lorsqu’ils avaient suffisamment bu, surtout Joseph, pour négliger M. Jo jusqu’à ne plus l’apercevoir. Comme aucun des trois n’avait, et pour cause, l’habitude du champagne, l’effet désiré ne se faisait pas attendre. Même la mère qui n’aimait pas précisément boire, buvait. Elle buvait prétendait-elle, « pour noyer sa honte ». (Duras, 1950 : 90)
Malgré la tension qui règne dans la cantine, c’est le seul endroit où M. Jo peut s’approcher de sa bien-aimée : « [elle] dansait avec M. Jo comme d’habitude » (Duras, 1950 : 93) afin de lui faire la cour.
D’ailleurs, la cantine du père Bart est un lieu de découverte pour Suzanne. Cet endroit représente le passage de l’adolescence à l’âge adulte puisque c’est là où elle a été embrassée pour la première fois : « Un soir, il y avait deux mois, le fils d’Agosti l’avait entraînée hors de la cantine où le pick-up jouait Ramona, et sur le port, il lui avait dit qu’elle était une belle fille, puis il l’avait embrassée » (Duras, 1950 : 44).
La cantine du père Bart n’est point un lieu d’amusement. D’un côté, M. Jo est constamment humilié par les gens qui l’entourent ; d’un autre côté Suzanne, sa mère et son frère sont toujours mal à l’aise à cause de sa présence. Cependant, ils tirent profit de sa condition économique. De ce fait, un lieu destiné en principe à l’amusement devient un endroit où priment l’indifférence et le malaise.
3.6 La piste
Ce chronotope, maintes fois apparu tout au long d’Un Barrage contre le Pacifique (1950) a beaucoup de fonctions. D’abord, la piste constitue le seul moyen pour se déplacer aux autres villes : « [la piste] donnait d’un côté vers Ram, de l’autre vers Kam et, beaucoup plus loin, vers la ville, la plus grande ville de la colonie, la capitale, qui se trouvait à huit cents kilomètres de là » (Duras, 1950 : 21-22). De même, la piste rapproche Suzanne et sa famille de Ram, où ils s’y rendent souvent.
Ensuite, une autre fonction de la plaine est celle d’accomplir le rôle d’un lieu d’attente. Suzanne et Joseph souhaitent de tout leur cœur que quelqu’un s’arrête pour demander « un renseignement ou une aide quelconque » (Duras, 1950 : 21-22) et ainsi pouvoir partir avec cette personne. Ils sont conscients que cette idée est insensée, mais apparemment ils sont prêts à tout faire pour partir de la plaine. Ce rêve est difficile à atteindre puisque : « […] à part le car, il passait peu d’autos sur la piste, pas plus de deux ou trois dans la journée » (Duras, 1950 : 21-22).
D’un côté, Suzanne pense que quand « Un jour un homme s’arrêterait […] Il se pourrait qu’elle lui plaise et qu’il lui propose de l’emmener à la ville » (Duras, 1950 : 21-22). Suzanne explique à Agosti les motifs de sa présence près du pont de la piste, elle lui dit « -J’attends les autos » (Duras, 1950 : 322), ce dernier est en désaccord par rapport à l’attitude de la jeune fille, il affirme que : « – C’est idiot, […] d’un ton désapprobateur » (Duras, 1950 : 322). Il lui dit que sa sœur attendait des chasseurs près de la piste comme elle le fait, pour lui, cette perspective « C’est con » (Duras, 1950 : 322) mais pour Suzanne la piste et le chasseur sont les seuls moyens de sortir de la plaine, de cette vie infernale. Son désespoir est tel qu’elle veut partir avec n’importe qui :
Cependant, il faut dire qu’après le retour de Kam, Suzanne ne voit pas la piste comme elle la voyait auparavant. À un moment donné, l’espoir qu’elle représentait est anéanti, puisqu’elle devient l’evocation pour le protagoniste le vif exemple de tous les malheurs de sa famille.
D’un autre côté, Joseph pense aussi que la piste est le seul moyen pour quitter la plaine, il rêve d’ « […] une femme blond platine qui fumerait des 555 et qui serait fardée » (Duras, 1950 : 21-22). De même que sa sœur, il invente tout un scénario pour la rencontre avec cette femme imaginaire qui lui demanderait de l’aide pour « […] réparer son pneu » (Duras, 1950 : 21-22). Dans son cas, nous pouvons affirmer que, d’une certaine manière, ce rêve se réalise, car Lina vient le chercher dans sa Delage de 8 cylindres : « Elle n’avait pas klaxonné une deuxième fois. Elle laissait du temps à Joseph, son temps. […] Elle aurait attendu toute la nuit, c’était sûr, sans klaxonner une nouvelle fois » (Duras, 1950 : 303)
Nous constatons que ces personnages veulent fuir la plaine Indochinoise. Ils ont très envie de partir, de tout abandonner, mais il y a une contradiction dans leur attitude. Ils ne travaillent pas et ils ne font jamais d’effort, autre que l’attente dans la piste. Suzanne et Joseph se contentent d’attendre l’arrivée d’un chasseur et d’une femme blonde qu’ils suivraient sans hésiter. Cela démontre à quel point ils ne sont pas les maîtres de leur destin, ils dépendent directement des autres.
Finalement, la troisième fonction de la piste est celle de présenter les conditions dans lesquelles elle a été construite. C’est grâce à l’histoire du caporal que nous apprenons les injustices et les abus que les maçons ont subis aux mains des miliciens chargés de sa construction. Leur travail est épuisant, la journée de travail consiste « […] à défricher, remblayer, empierrer et pilonner avec des pilons à bras le tracé de la piste. » (Duras, 1950 : 244). Les constructeurs travaillent pendant des heures sous le soleil, ils ont de longues journées de : « […] seize heures [...] » (Duras, 1950 : 244) avec un repas assuré.
Le narrateur met en relief la lourdeur de leur travail, la quantité d’heures qu’ils travaillent et surtout le mauvais traitement des miliciens envers les ouvriers : « Le caporal avait été en effet tellement battu que la peau de ses jambes était bleue et mince comme de l’étamine. » (Duras, 1950 : 248). Il n’est jamais question de parler des revenus des travailleurs.
Voilà comment ce chronotope a de multiples fonctions comme celle de relier les protagonistes aux lieux et à leurs souhaits les plus profonds. De même, le narrateur nous fait part d’un côté sombre de la piste, lorsqu’il raconte l’histoire de sa construction à travers le caporal.
Conclusions
À travers cet article, nous avons analysé les unités spatio-temporelles primant au sein de ce roman. Dans d’Un Barrage contre le Pacifique (1950), le chronotope est essentiel à l’intrigue ; le nœud de celle-ci est construit autour de la problématique provoquée par la construction et l’écroulement des barrages, situation que nous pouvons comparer à la vie échoué de la mère.
En ce qui concerne la maison, nous constatons que cette unité témoigne de la pauvreté dont les personnages sont victimes, et reflète, en même temps, l’oubli, l’individualisme et l’isolement dans lesquels vivent les personnages. La maison n’a pas d’âme, rien ne s’y passe. Cette négativité est renforcée par la mort de la mère qui a lieu dans cette demeure.
Ensuite, la ville apparaît comme un chronotope clé de ce roman : elle présente la division sociale propre à cette société et de même, il y a une ville pour les riches, une ville pour les moins pauvres et une ville pour le reste, les indigènes, ce qui nous permet de mieux comprendre l’histoire.
Il nous semble que le refuge par excellence est le cinéma. Les différences sociales s’y effacent ; ceux qui le fréquentent deviennent anonymes. Lorsque nous parlons d’évasion, il est impératif de faire référence à la cantine du père Bart, endroit où les personnages vont pour fuir la réalité cruelle qui les accable ; ils y vont pour danser et boire.
Finalement, il est question de la piste. Ce dernier aspect reste d’une grande importance puisqu’à travers celui-ci, nous découvrons que les personnages vivent dans une éternelle attente et cette piste constitue le seul espoir d’échapper à la plaine.
L’analyse de tous ces éléments nous a permis de connaître la structure et les pratiques des sociétés coloniales présentes dans le roman. Donc, le chronotope est essentiel pour dévoiler comment était la vie quotidienne des personnages et les problématiques qui s’en dégagent.
Bibliographie
Bakhtine, Mikhaïl. Esthétique et théorie du roman. Paris : Gallimard, 1978.
Duras, Marguerite. Un Barrage contre le Pacifique. Paris : Gallimard, 1950.
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Duras, Marguerite y Michelle Porte. Les lieux de Marguerite Duras. Paris : Les Éditions de Minuit, 1977.
Duras, Marguerite y Xavière Gauthier. Les parleuses. Paris : Editions de Minuit, 1974.
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Ligot, Marie-Thèrese. Un Barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras. Paris : Gallimard, 1992.
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Saemmer, Alexandra et Stéphane Patrice. Les Lectures de Marguerite Duras. Lyon: PUL, 2005.
Viconderlet, Alain. Marguerite Duras (Vérité et légendes). Paris : Editions du Chêne, 1996.
Recepción: 26-12-16 Aceptación: 14-03-17